A la gloire de l’alexandrin, cette poésie est née d’un petit amusement entre amis, réponse à l’un d’entre eux qui reprochait (gentiment) à Léo Ferré d’avoir usé et abusé de cette forme poétique qu’est le vers de 12 pieds. Petit feu d’artifice fait d’emprunts aux plus belles pages de la poésie française…
GLOIRE AU GRAND ALEXANDRE ET AUX ALEXANDRINS
Quoi ! Je ne t’ai point dit quelle était ma querelle ?
Jean Galtier Boissière
Comme disait Destouches (et non Boileau l’habile)
La critique est aisée et l’art est difficile.
C’est là ce qui produit ce peuple de censeurs
Et ce qui rétrécit le talent des auteurs.
Vous teniez le propos, votre tasse à la main,
Que notre ami Léo, le grand Léo Ferré
Ne sache s’exprimer que par l’alexandrin.
En quelle occultation vous voilà enferré !
Un, deux, trois, un, deux, trois… Auriez-vous oublié
Que sur ce rythme là dansait la jolie môme
Toute nue sous son pull ? Joli miracle, en somme,
Qu’elle nous fit danser avec si peu de pieds.
Puis, à ces beaux terçains que Larousse refuse,
Léo allait sonder sizains, huitains, dizains.
Réécoutez s’il faut et, si je ne m’abuse,
Vous conviendrez qu’il fut poète tout terrain.
Un bateau ça dépend comment
on l’arrime au port de justesse
il pleure de mon firmament
des années lumières et j’en laisse…
Qui donc m’aurait donné La mémoire et la mer,
La marée remontant dans mon cœur comme un signe,
Cette robe de cuir qu’en extra mes yeux guignent
Pour voir choir ce fuseau sur un lit moins amer ?
Mais quittons donc Léo pour baigner dans l’encens
Des terres élargies de rythmes et de sens
Qu’avec délectation tout mon esprit enjambe,
Sans jamais s’inquiéter d’un problème d’iambes.
C’est que l’alexandrin est bien plus qu’une langue ;
Il est souffle de vie propre à tout exprimer ;
L’univers tout entier s’en trouverait exsangue
Si, comme vous, certains le voulaient réprimer.
(…)
Alexandre, vous dis-je ! Il n’en fut de plus grand !
Lors que l’ennui naissait de l’uniformité
Des lais et des rondeaux, il fit monter d’un cran
La teneur des propos vers leur éternité.
Ne me cassez les pieds, ils sont douze et j’y tiens !
Pour accorder les notes on a choisi le la,
Pour la beauté du son je prends l’alexandrin
Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là !
Où, mieux qu’en douze pieds, lèverait-on ce voile
Qui donne un sens moins pur aux mots de la tribu,
Qui empêche qu’on voie, depuis son tout début,
Cette obscure clarté qui tombe des étoiles ?
Douze appartient au temps qui porte l’infini.
Douze sont les Maisons et les coups de minuit,
Douze sont ces apôtres qui rappellent sans cesse
Que ce nombre est un signe : in hoc signo vinces.
Ô vous, grand butineur de fleurs, de renoncules,
De roses à effeuiller… Auriez-vous oublié
Que le désir s’accroît quand l’effet se recule,
Qu’un seul pétale absent, tout vous est dépeuplé ?
Croyez bien, mon ami, qu’avecque nos poèmes,
Balades et chansons, l’absence agit de même.
Le texte fut-il bon, la rime fort adroite,
Manque-t-il quelques pieds, toute la strophe boite !
Ô ! Combien de poètes et combien d’écrivains
Croient pouvoir exprimer par l’encre de leurs veines
La vie et ses tourments et ses joies et ses peines…
Hors de l’alexandrin, ils écrivent en vain !
Faytes ce que vouldrez, huitainez, dizainez…
L’œuvre porte toujours ce que l’esprit lui prête.
Mais vous prendrez le risque de vers inanimés
Et de voir des serpents siffler sur votre tête.
Que nous resterait-il de nos plus belles pages ?
Quid d’Hugo, de Musset, de Lamartine aussi ?
Ferions-nous comme Ulysse un merveilleux voyage
En ces vivants piliers au mystère épaissi ?
Voici ces mots, ces traits sur une feuille blanche,
Et puis voici ce texte écrit rien que pour vous.
Plutôt qu’un long discours voici une avalanche
D’emprunts à ces amis de tous les rendez-vous :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles…
Ô l’éclatante preuve que les mots ont des ailes.
Imagineriez-vous qu’on put dire autrement
Que, de la profondeur, le poète est l’amant ?
Ce frais parfum sortant des touffes d’asphodèles,
Ces fruits qui outrepassent la promesse des fleurs,
Ces chants désespérés qui ne parlent que d’Elle,
Tous ces mots ciselés qui nourrissent le cœur ;
Toutes les tragédies de notre âme latine
Que n’aurait jamais pu retranscrire la prose ;
Cette Rose qui vit ce que vivent les roses,
Et ce vert paradis des amours enfantines…
Vous dirais-je, l’ami, qu’à bord d’un bateau ivre
J’ai pu voir quelquefois ce que l’homme a cru voir ?
Ma chair est triste, hélas ! Mais j’ai lu tous les livres
Et pesé leur saveur comme on fait son devoir.
J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans ;
Je suis tel qu’en moi-même l’éternité me change
Et je marche, malgré mes ailes de géant,
Vers l’éther éclatant où glissent des archanges.
J’y fais souvent ce rêve, étrange et pénétrant,
Qu’homme libre toujours je peux chérir la mer,
Et que mon frêle esquif, dans les maelstroms entrant,
M’ouvre un vaste horizon sur un vaste univers.
Oui, je suis ténébreux ! Et veuf inconsolé !
Oui, de vains ornements et des voiles me pèsent !
Mais dans mon être obscur habite un Dieu caché
Qui ne réclame ni privation ni ascèse.
À l’inverse il m’exhorte, toutes voiles dehors,
D’être infiniment libre sur les pas d’Alexandre,
D’inventer le destin, d’aller de port en port,
Libre, au gré de l’envie de monter ou descendre.
Ne pas aller bien haut ? Peut-être ! Mais tout seul !
Va, l’ami !
Invente les secrets, fabrique les mystères !
Fais qu’en ce jour où l’on te descendra en terre
Ce soit ta quinte essence qui brûle le linceul.
Alors, tel un phénix renaissant de ses cendres,
Et la tête dressée et les reins en airain,
Tu referas un tour, pour rendre à Alexandre
De nous avoir guidés jusqu’aux alexandrins.
Voilà, puisqu’il faut bien que s’achèvent les pages,
Ce que vous m’inspirâtes et je vous en sieds gré.
Sachant que, des mots vifs, vous ne prendrez ombrage,
Si je fis quelque erreur cela fut moi malgré.
Allez, un dernier vers avant de se quitter,
Prenez donc votre luth et rime me donnez.
MP Marphil